Pourquoi l’évaluation des impacts environnementaux exige des outils, des méthodes et des données libres ?
Nous pensons que l’évaluation des impacts environnementaux du numérique n’a de sens qu’avec des outils, méthodes et données libres. Voyons pourquoi.
Par David Ekchajzer et Benoit Petit
Pourquoi l’évaluation des impacts environnementaux exige des outils, des méthodes et des données libres ?
Nous observons avec intérêt, l’écosystème du numérique responsable s’agrandir. De nouvelles ressources et surtout, de nouveaux outils émergent régulièrement. Hubblo défend depuis sa création une démarche ouverte et transparente, basée sur la production et l’utilisation de logiciels, méthodes et données libres, ainsi que la constitution et le renforcement de communs numériques.
Cette démarche nous semble être la seule appropriée pour mieux évaluer les impacts du numérique, mais aussi pour l’orienter vers un moindre impact environnemental et des débouchés à plus grande valeur sociale et sociétale. Cette ouverture et cette transparence sont, selon nous, indispensables à tous les niveaux de l’évaluation des impacts environnementaux des TIC et au sein de toutes les professions qui la pratiquent : développeurs d’outils de mesure, consultants, spécialistes de l’ACV, des bilans carbone, responsables RSE, DSI et CTO impliqués dans l’évaluation des impacts de leurs services etc.
Nous avons souhaité dans cet article expliquer pourquoi nous avons fait le choix d’utiliser et de produire des outils, données et méthodes libres, et pourquoi nous pensons que ce choix devrait être plus répandu dans l’écosystème “Numérique Responsable”, à travers 4 arguments : Démocratique, Qualité, Efficacité, Cohérence.
Argument démocratique
Les évaluations ont largement contribué à la prise de conscience progressive, bien que insuffisante, de nos impacts sur l’environnement. Vecteurs efficaces de sensibilisation, elles ont parfois été utilisées pour orienter l’attention sur des actions négligeables, à l’instar de la réduction des mails, marronnier dans les discussions sur le numérique et l’environnement. Si une mesure peut, à ce point, orienter la compréhension du sujet par le grand public jusqu’à nos dirigeants, on comprend sa dimension politique.
L’évaluation des impacts du numérique permet de relier des impacts environnementaux à des individus ou des organisations par des mécanismes de responsabilité. Leur nature est donc double. Elles permettent de modéliser des mécanismes physiques (impacts) et de reporter des caractéristiques sociétales (responsabilité). À ce titre, les évaluations ne peuvent pas être résumées à des dispositifs techniques ; il s’agit d’objets politiques. La mise en œuvre d’évaluations dont la transparence est réduite, prive le citoyen de son pouvoir critique.
Si l’évaluation vise à modéliser la responsabilité des actes individuels pour inciter, voire parfois contraindre les citoyens dans leur consommation, il est nécessaire de les rendre compréhensibles, auditables, critiquables pour les rendre acceptables.
Si l’évaluation vise à modéliser la responsabilité d’organisations privées, il est nécessaire de pouvoir comprendre l’évaluation et ses hypothèses, pour pouvoir comparer les ordres de grandeur, les additionner, construire une meilleure compréhension des impacts du numérique par secteur, typologie d’entreprise etc. Ceci est impossible avec des méthodes, outils et/ou données fermées puisque l’on ne peut garantir que le socle méthodologique est le même, que les hypothèses sont comparables ou bien que les facteurs d’impacts sont cohérents d’une évaluation à l’autre. Si les entreprises sont de plus en plus demandeuses d’éléments de comparaisons de leur vertu numérique, à vocation compétitive, il faut bien garder en tête que cette comparaison n’aura aucun sens avec des méthodes, outils et données fermées.
Si l’évaluation vise à modéliser les impacts liés aux services publics - financés par nos impôts - nous pensons que l’organisme doit pouvoir se l’approprier, la faire auditer par un tiers, mais aussi et surtout permettre à ses administrés de la comprendre et de la critiquer. Sur ce sujet, nous nous inscrivons dans la lignée du Public Money Public Code.
Enfin, si l’évaluation vise à orienter les politiques publiques, il est nécessaire de permettre aux institutions et aux citoyens, d’auditer, de critiquer, voire d’améliorer les modèles concernés. Autrement dit, l’évaluation ne doit pas être un argument d’autorité pour les pouvoirs publics, mais plutôt un objet de sensibilisation, de compréhension, de débat et de transformation.
La non-transparence est un vecteur important de la GAFAMisation des entreprises stratégiques et des institutions françaises. Plus généralement, un logiciel dont le code n’est pas accessible, est appelé “privateur” par la Free Software Foundation, en ce sens qu’il donne un pouvoir au concepteur sur l’utilisateur en privant ce dernier de la capacité de s’approprier le logiciel plutôt que de seulement le consommer. Ceci est à notre sens dramatique, en particulier lorsque cet utilisateur est une institution dont nous dépendons en tant que citoyens, mais aussi lorsque l’on parle de sujets aussi importants, avec des échéances aussi proches, que le dérèglement climatique, l’épuisement de ressources naturelles indispensables et plus généralement le dépassement des limites planétaires.
Argument de qualité
Au-delà de ces arguments politiques et philosophiques, des arguments beaucoup plus pratiques, relatifs à la qualité des évaluations d’impacts, doivent également être considérés. Le secteur du numérique est très complexe, distribué, avec de nombreuses couches d’abstractions. A cette complexité s’ajoute le manque cruel de transparence des acteurs qui façonnent le numérique d’aujourd’hui tant sur le plan matériel que logiciel ou organisationnel. Pour ces raisons, les évaluations d’impacts environnementaux du numérique sont de mauvaise qualité.
Prenons par exemple les émissions de gaz à effet de serre liés à la fabrication de dalles d’écrans LED. Si on normalise ces impacts sur un pouce pour différentes sources de données, on arrive aux résultats suivants.
Source | Émissions de GES liées à la fabrication de dalles d’écrans LED (kgCO2e/inch) | Lien vers la source |
---|---|---|
Dell (PAIA) | 11,4 to 26,7 | Dell Monitor, Datavizta |
Lenovo (PAIA) | 5,7 to 24,5 | Lenovo Monitor, Datavizta |
HP (Other) | 3,3 to 8,6 | HP Other, Datavizta |
NegaOctet | 2,94 | Negaoctet |
Base Impacts (ADEME) | ≃ 2,7 | Base Impacts |
On observe un rapport de 1 à 10 entre la plus petite et la plus grande estimation.
Prenons maintenant le cas des impacts liés à la fabrication de serveurs. Même quand les données proviennent de la même entreprise, deux communications différentes présentent parfois des divergences importantes. Lors de notre collaboration, avec les membres de l’association Boavizta, sur l’article “Numérique et environnement : Comment évaluer l’empreinte de la fabrication d’un serveur, au-delà des émissions de gaz à effet de serre ?”, en 2021, nous avions manipulé des données d’impact du serveur Dell R740. Nous avions étudié deux sources :
- Un “product carbon footprint” qui correspond à une fiche d’impact constructeur dont les données sont peu transparentes
- Une Analyse de cycle de vie qui détaille de manière plutôt ouverte leur processus
Alors que le PCF donne un impact de 1313 kgCO2eq. à la fabrication, l’ACV normalisée, pour correspondre à la configuration du PCF, donne un impact de 496 kgCO2eq. à la fabrication. On observe donc un rapport de 1 à 3 pour un même produit, pour une même entreprise.
Nous aimerions vous expliquer d’où viennent ces différences. Malheureusement, la majorité de ces évaluations, publiées par les constructeurs, ne sont pas auditables. Dans ces conditions, quel facteur d’impact choisir ? La réponse reste en suspens.
Face à ces incertitudes, la transparence est la voie que nous avons choisi d’emprunter. La démarche ouverte n’est pas de prime abord capable de fournir des évaluations de meilleure qualité, mais elle a l’avantage de pouvoir expliquer la démarche et les résultats. Puisque les évaluations sont fortement dépendantes des méthodes mises en œuvre et du choix du périmètre et des hypothèses choisies, la transparence implique de les expliciter et de les justifier. De plus, elle permet une revue critique et une amélioration collective. Inscrite dans une démarche d’amélioration continue, la transparence devient alors un moyen d’améliorer la qualité. (Pour l’évaluation d’impact de la fabrication des serveurs, voir cet article et l’API qui en a résulté au sein de Boavizta)
Enfin, la transparence est la façon la plus efficace de normaliser les méthodes et les données d’évaluation d’impacts environnementaux. Cette normalisation est nécessaire pour comparer des produits, des procédés, des organisations, … mais également pour mettre en place des contraintes qui apparaissent justes auprès des acteurs concernés.
Argument d’efficacité
Nous avons la conviction que, dans bien des cas, la démarche d’évaluation des impacts environnementaux du numérique est aussi, voire plus importante que les résultats. Le chemin a souvent plus de valeur que l’arrivée. C’est l’apprentissage des dynamiques d’impacts qui permettent de guider les acteurs d’une organisation ou le citoyen vers des choix éclairés. L’acte de modélisation en est simplement un des moyens.
Malheureusement, la démarche d’évaluation est souvent l’apanage d’experts (nous portons notre part de responsabilité) qui agissent comme des prescripteurs au sein d’organisations. Cet accaparement, souvent inconscient, du savoir, tend à déposséder les bénéficiaires des apports de la démarche. Ils sont pourtant multiples :
- La démarche d’évaluation permet de comprendre et d’expliquer les chiffres au sein de l’organisation ou de la société.
- Elle stimule l’action collective en donnant des objectifs concrets et en l’intégrant dans le contexte connu des individus ou des métiers.
- Elle permet d’endosser une position critique.
- Elle permet de mieux appréhender les ordres de grandeurs, mais également les dynamiques d’impacts.
La transparence associée à une démarche de co-construction des évaluations avec les citoyens ou les acteurs des organisations est un moyen de multiplier leurs effets. L’expert devient un animateur en se basant sur des outils, des méthodes et des données dont les acteurs peuvent s’emparer pour comprendre et agir plus efficacement sur les impacts environnementaux induits.
Argument de cohérence
Enfin, face à l’urgence et l’importance des enjeux environnementaux, nous pourrions presque ignorer les 3 arguments précédents. En effet, si notre but, en évaluant des impacts environnementaux du numérique des organisations, est bien de contribuer à réduire la surexploitation du vivant et des richesses naturelles et à en amortir les conséquences d’ores et déjà palpables, le plus rapidement possible, seule une production et une pratique basée sur les communs ouverts est cohérente avec cet élan.
Tout outil ou jeu de données propriétaire, dont la compréhension et l’appropriation n’est possible que par ses prescripteurs, n’aura de potentiel significatif que d’un point de vue mercantile, non d’un point de vue de l’impact, puisque sa démocratisation, sa compréhension et son déploiement rapide à grande échelle en seront limités.
Si nous sommes, au sein de l’écosystème NR, dans la démarche “responsable” que nous prônons, nous trouverons les modèles économiques nous permettant de vivre décemment de notre activité, sur la base de communs et de productions sous licences libres, tout en contribuant sincèrement au changement systémique aussi difficile qu’indispensable qui nous attend. D’autres entreprises que nous portons en haute estime, montrent déjà la voie. A l’inverse, si ces productions sont propriétaires, la cohérence voudrait d’assumer que nos activités ne seront que lucratives et non “responsables”.
Conclusion
En conclusion, nous pensons qu’une évaluation des impacts du numérique, basée sur des outils, des méthodes et des données libres, est indispensable pour :
- faire des choix politiques éclairés et acceptés
- obtenir des résultats robustes et comparables
- permettre la nécessaire appropriation du sujet et la compréhension des enjeux et dynamiques sous jacentes, par toutes et tous
- permettre une mise en action à grande échelle, dans des délais compatible avec les échéances environnementales
Pour ces raisons, nous appelons de nos vœux, l’écosystème “Numérique Responsable” à considérer sérieusement l’ouverture des méthodologies, données et outils, qui nous semble essentielle pour rendre le numérique concrètement responsable.
Plus que mesurer, il faut prendre la mesure.