Les lendemains du numérique responsable
Face à l’incompatibilité des trajectoires de développement du secteur du numérique avec les limites planétaires et à ses impacts sociaux.
Par Hubblo
Cela fait maintenant quatre ans que nous sommes confronté·e·s à l’incompatibilité des trajectoires de développement du secteur du numérique avec les limites planétaires ainsi qu’à ses impacts sociaux. Fort·e·s de ce constat et inspiré·e·s par les travaux de précurseur·euse.s, nous avons fait évoluer nos activités respectives pour intégrer le secteur qu’on appelle communément “numérique responsable”. Dans un cadre professionnel, nous avons fondé Hubblo, dans un cadre associatif, nous participons activement à la fois à Boavizta et à la CCA FR. Initialement, nous avons pris le parti de la “mesure” en participant à l’amélioration des pratiques de comptabilité environnementale dans le secteur des services numériques. Bien que nous ne rejetons aucune de ces approches et pratiques, nous ne pouvons que constater leur insuffisance vis-à-vis des enjeux socio environnementaux posés par la numérisation. Dans cet article, nous revenons sur les limites de ces approches, formalisées collectivement au cours de ces dernières années.
Comptabilité environnementale
La comptabilité environnementale est un des outils qui permet de donner une matérialité environnementale à des équipementiers, infrastructures ou services numériques. Elle est utile aux démarches de réductions d’impacts, notamment en guidant la mise en œuvre de levier de sensibilisation ou d’aide à de décision (par exemple via une démarche d’éco-conception).
Bien qu’elle nous semble nécessaire, la comptabilité environnementale est loin d’être une démarche suffisante. Compter n’est pas agir (Le Breton & Aggeri, 2018). On touche à la notion de performativité des outils comptables, c’est-à-dire à leur capacité de mettre en œuvre la transition écologique. Compter n’est pas une action positive en soi, les impacts environnementaux ne sont pas magiquement réduits grâce à cette action. Il n’y a que la mise en œuvre effective d’une stratégie de réduction qui transformecompte véritablement. D’après notre expérience, l’évaluation est insuffisante, parfois nécessaire, pour engager et suivre ce type de stratégie.
En plus d’être insuffisante, la comptabilité environnementale est quelquefois “contre-performative”, et constitue un frein à l’action. Les adages “on ne peut améliorer que ce que l’on mesure”, attribué à Lord Kelvin, ou encore “ce qui ne se mesure pas ne s’améliore pas” attribué à William Edwards Deming en sont des bonnes représentations. Se basant sur ce type de principes, certaines organisations se refusent à entamer des actions de réduction d’impacts tant que leur évaluation n’est pas considérée comme suffisamment précise.
Enfin, la comptabilité environnementale n’est pas une source de vérité, censée décrire la réalité physique des équipements, services ou infrastructure numérique. Cela ne veut pas dire qu’elle ne décrit pas la réalité, mais plutôt qu’elle le fait en embarquant un certain nombre de principes politiques qui peuvent être discutés. Lorsque attributionnelle, elle indique une répartition des responsabilités souvent attribuée aux usagers finaux, mais questionne plus difficilement les dynamiques sous-jacents des systèmes structurant les impacts. Pour en savoir plus, vous pouvez lire notre dernier article.
Bien que la comptabilité environnementale soit un outil utile aux démarches de réductions d’impacts, elle n’est pas performative en soi et peut parfois constituer un frein à l’action. Mal comprise, elle donne une vision biaisée des dynamiques environnementales à l’œuvre, donnant souvent trop de responsabilité aux usagers finaux. Ainsi, elle ne peut constituer une aide à la décision froide qui guiderait par son simple pouvoir constatatif les organisations dans leur transition.
Efficacité
La comptabilité environnementale est fréquemment mise en œuvre pour identifier des leviers d’efficacité. L’efficacité est un principe d’ingénierie qui permet de produire une quantité plus grande d’extrants pour une même quantité d’intrants. Mettre en œuvre ce type de démarche est nécessaire pour réduire la quantité de ressources mobilisée par le numérique. Cependant, si cette démarche ne s’inscrit pas dans une perspective globale, elle ne suffit pas pour atteindre les objectifs de transition. Plusieurs mécanismes expliquent cette limite.
D’abord, la notion d’efficacité est souvent associée à l’innovation. Pourtant, des cas contraires sont à mentionner, comme les émissions de GES par taille de gravure des semi-conducteurs qui augmente à partir de 10 nm. (source UC Louvain slides 25 et 26 et études associées).
Ensuite, dans de nombreux cas, l’augmentation de l’efficacité par unité de service fournis (en relatif) entraîne une augmentation des usages, compensant voir dépassant les gains initiaux. Dans ce cas, bien que les impacts relatifs diminuent, les impacts absolus augmentent. On parle de mécanismes de rebonds ou d’effets rebonds. On peut l’illustrer par l’exemple des datacenters au niveau mondial. De nombreux leviers d’optimisation et d’innovation sont actuellement mis en œuvre au niveau du refroidissement, de la réduction des PUE (dont le calcul mène parfois à des dérives), de l’affichage et de la labellisation environnementale… Cependant, les prévisions de consommation de l’IEA anticipent une augmentation de 28% entre 2022 et 2026 (lien) malgré des gains d’efficacité croissants. Cela s’explique notamment par des effets rebonds non maîtrisés, voire souhaités par les clouds providers dont les modèles d’affaires reposent sur l’augmentation des usages. Tant que le déploiement de ces infrastructures ne s’inscrit pas dans une démarche de compatibilité globale avec les limites planétaires, mettre en œuvre des leviers d’efficacité ne sera pas gage de soutenabilité.
Fort·e·s de ce constat, sans renier la nécessité de l’efficacité, nous avons la conviction qu’elle doit s’inscrire dans une démarche plus systémique.
Éco-conception
Plus large que l’efficacité, l’éco-conception vise à intégrer les critères environnementaux dans la conception des produits et services. Cette démarche implique de pouvoir questionner les usages et donc la pertinence d’un service ou d’une fonctionnalité. Elle peut se distinguer de l’efficacité par la possibilité qu’elle offre de renoncer à tout ou partie des fonctionnalités envisagées, qui constitue généralement le meilleur levier pour réduire les impacts d’un service numérique.
Une partie des pratiques d’écoconception a dévié de ces perspectives originelles, se rapprochant de la démarche d’efficacité. Nous savons par expérience qu’il est difficile d’engager une démarche qui questionne plus profondément la nécessité des services et produits étudiés et penser de manière plus radicale des implémentations alternatives. C’est notamment parce qu’une telle démarche nécessite des réflexions plus politiques pour lesquelles l’expertise et la technique ne sont pas suffisantes. Face à cette vision réductionniste de l’éco-conception, nous souhaitons adopter une perspective plus fondamentale, allant au-delà des problématiques techniques, mobilisant obligatoirement une vision critique des usages des services et un accompagnement humain plus fort.
Le numérique pour la transition écologique
Le numérique est un puissant vecteur d’efficacité et de substitution, permettant souvent de réduire à unité de service constante les impacts des autres activités. Cependant, il met en œuvre de nouvelles ressources apportant leur lot d’impacts et entraîne des impacts indirects tels que les effets rebonds que nous avons évoqués précédemment.
Une grande partie des publications industrielles mettent en avant le rôle positif global du numérique pour la réduction des émissions de GES des autres secteurs de l’économie. Comme décrit dans une étude de Gauthier Roussilhe sur le sujet, ces études sont fortement critiquables sur le plan méthodologique, donnant probablement une lecture trop optimiste des gains permis par la numérisation. Ces affirmations alimentent un narratif repris par des personnalités politiques de premier plan et se sont fait une belle place dans les idées reçues couramment partagées dans le secteur du numérique.
Face à de ce type de discours, nous adoptons une vision critique, analysant au cas par cas l’opportunité du numérique pour aider à la transition privilégiant une réflexion démarrant par une profonde compréhension du contexte et du problème plutôt qu’une vision solutionniste partant des solutions numériques. Nous avons cependant la conviction que la capacité du numérique à réduire les impacts des autres secteurs est très insuffisante par rapport aux charges directes et indirectes qu’il induit. Il serait donc dangereux de faire reposer la soutenabilité du secteur sur sa capacité à faire advenir celle des autres.
La voie de la sobriété ?
Plus engageante que l’efficacité, la sobriété est d’abord un marqueur d’une volonté forte de se mettre en compatibilité avec les enjeux écologiques, en adoptant une posture systématiquement économe sur le plan environnemental et en privilégiant l’utilisation des ressources déjà disponibles à la mise en œuvre de nouvelles ressources, quitte à en repenser l’usage. Néanmoins, le concept de sobriété a été galvaudé dans le secteur, ne permettant pas d’adresser des enjeux plus radicaux comme le changement de modèle économique.
Dans un objectif de compatibilité avec les limites planétaires, une démarche diluée de sobriété a toutes les chances d’échouer, si la rentabilité de l’organisation est basée sur l’augmentation de la consommation de ressources de manière directe ou indirecte.
Comprendre la dimension politique, sociale et économique du sujet pour imaginer des alternatives
Si les approches suscitées nous semblent nécessaires, nous sommes convaincu·e·s de leur insuffisance. Il nous paraît ainsi primordial de continuer d’enrichir nos grilles de lecture et nos pratiques tout en participant à l’évolution de celle du secteur du Numérique Responsable. Cette évolution doit nous permettre d’étendre nos activités de conseil tout en continuant à partager avec l’écosystème de manière ouverte, comme nous le faisons pour les méthodes, outils et données sur le sujet.
Nous avons la conviction de l’importance de faire reposer cette évolution à la fois sur nos pratiques historiques enrichies d’un plus grand accompagnement des humain·e·s et d’une perspective plus politique. Sans nécessairement proposer des approches clefs en mains à date, nous engageons cette démarche avec beaucoup d’humilité.
C’est sur la base de ses réflexions que nous entamons un cycle d’événements pour co-construire cette vision.
Contactez nous sur contact@hubblo.org si vous souhaitez participer à l’une de ces sessions.